Il y a trois intervenants
au problème ukrainien et un groupe d’intervenants. Les intervenants sont les
Etats-Unis, la Russie et l’Ukraine évidemment et le groupe, c’est l’Union
Européenne.
Nous commencerons par un
retour en arrière dans l’histoire de ces intervenants et de leurs relations car
on ne peut plus rien comprendre si on accepte de vivre comme les
médias-systèmes nous y invitent, dans un éternel présent, sans passé, donc sans
causes directes, concrètes, et sans futur, donc sans conséquences à nos actes.
Puis nous détaillerons
les évènements qui nous ont amenés à la situation présente en tentant autant
que possible de démêler le vrai du faux dans ce fatras d’informations dont nous
sommes bombardés à longueur de journée par des sources rarement désintéressées
et souvent mensongères, y compris les sources les plus proches des divers
gouvernements concernés.
De toutes les
déclarations récentes des dirigeants américains, celle qui est peut-être l’une
des plus éclairantes se trouve dans le discours prononcé au mois de mai dernier
par président Obama à l’académie militaire de West Point.
Dès le début du discours il
énonçait ce qui, pour beaucoup d’Américains, sonne comme une évidence :
« les Etats-Unis demeurent la nation indispensable. Il en a été ainsi au
siècle dernier et cela se poursuivra dans le siècle à venir ».
On retrouve en filigrane
dans cette déclaration, la notion de « Destinée Manifeste »,
théorisée en 1845 par le journaliste américain, John O’Sullivan. Il cherchait à
établir une sorte de « base morale » à la colonisation du continent
nord américain. Selon lui, « C'est notre destinée manifeste de nous
déployer sur le continent confié par la Providence pour le libre développement
de notre grandissante multitude. »
Comme l’explique
Françoise Clary de l’Université de Rouen, « En introduisant l’expression
au milieu de l’année 1945, le journaliste John O’Sillivan, offrait aux
Américains un mythe propre à légitimer le développement de l’empire. Associant
deux idées, démocratie et empire, il justifiait la spoliation des ethnies qui
côtoyaient les Anglo-Américains ».
La notion de
"Destinée Manifeste" est, évidemment, un discours ou une idéologie,
c’est à dire un système de justification. La raison du succès de l’article de
John O’Sullivan est qu’il arrivait à point nommé (juste après l’annexion du
Texas) pour régler un problème de conscience qui commençait à se faire jour.
Les psychosociologues d’aujourd’hui diraient un cas de « dissonance cognitive ».
Cette dissonance venait de la
contradiction, entre les valeurs inscrites dans la Déclaration d'Indépendance,
la Constitution ou la Déclaration des Droits, d'une part, et, d'autre part, les
pratiques violentes d'exclusion ou de soumission de certains groupes humains.
Quoi de mieux que de
croire à une « destinée », c’est à dire un choix de la Providence
pour justifier ces actions passées dissonantes et faire disparaître peu à peu
toute dissonance dans les actions violentes futures ayant pour but de soumettre
l’environnement des Etats-Unis à son bon vouloir. Cette volonté de domination
appuyée sur un mythe nationaliste puissant (qui n’incluait pas les gens de
couleur), devenait progressivement « une philosophie organisée autour de
l’idée puritaine de la vertu de l’Amérique et du peuple américain[1] ».
Les Etats-Unis
d’aujourd’hui croient en une destinée encore plus manifeste. Il ne faudrait
cependant pas en conclure que l’ensemble de la population adhère à cette idéologie.
Il y a eu, dès le départ, une opposition à la "Destinée Manifeste".
Mais elle était faible, inorganisée, incapable de former une alternative
crédible.
Quant à l’expansionnisme
américain, il n’était au départ que l’extension de l’expansionnisme anglais
dont il avait gardé les caractéristiques, en particulier le racisme. A cette
époque, l’ensemble des pays européens analysaient leur place dans le monde en
termes de race, établissant une dichotomie entre « civilisation » et
« barbarie ».
En 1823, le président
américain, James Monroe avait défini dans un discours au Congrès ce qu’il
pensait que devait être la politique étrangère américaine et qui serait ensuite
baptisé « Doctrine Monroe ». Le centre de cette doctrine est que les
Amériques (nord et sud) ne sont plus susceptibles de colonisation et que toute
intervention sur ce territoire serait considéré comme une atteinte à la
sécurité américaine. A l’époque, les américains qui n’avaient pas encore
conquis la totalité du territoire du nord, s’engageaient en contrepartie à ne
pas intervenir en Europe.
Au début du XXe siècle,
le ton change avec ce que l’on a appelé le « corollaire Roosevelt »
qui dénonce la neutralité absolue, précisant que les Etats-Unis ne tolèreraient
rien de ce qui peut nuire à leurs intérêts.
Le pas suivant sera
franchi en 1947, au début de la guerre froide, par le président Harry Truman
qui vise l’endiguement (« containment ») de l’Union Soviétique,
reprenant en cela les idées émises en avril 1946 par Georges Kennan, alors chef
de la mission diplomatique américaine à Moscou.
Ce même Georges Kennan qui sera le père, au moins au plan intellectuel,
du « plan Marshal » d’aide au Japon et à l’Europe de l’Ouest. L’idée
de ce plan était de soustraire ces pays à une possible influence soviétique en
renforçant leurs gouvernements pour en faire un rempart au communisme.
C’est sous la présidence
de Harry Truman que les Etats-Unis voteront en octobre 1949 le premier document
législatif concernant la politique étrangère du pays, le « Mutual Defense
Assistance Act » qui promettait une assistance militaire à tout pays allié
des Etats-Unis qui aurait été sous la menace de l’Union Soviétique. Ce texte
s’inscrivait dans la droite ligne de la politique d’endiguement et a permis la
relance du complexe militaro-industriel dont le développement avait été
sérieusement ralenti après la victoire de 1945 sur l’Allemagne nazie. La
nécessité de cette relance avait été mise en avant quelques mois plus tôt avec
la signature du traité de l’Atlantique Nord.
C’est sur la base de ce
texte que les Etats-Unis mirent en place des « Programmes d’Assistance
Militaire » (ou en anglais « MAP ») qui devinrent la base de la
doctrine militaire du « monde libre » et le nouvel outil
d’endiguement de l’Union Soviétique. Ces programmes ont soulevé des oppositions
sérieuses hors des Etats-Unis, en particulier, car ils étaient accordés à des
pays fort peu démocratiques, comme l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar ou
la Grèce des colonels. Le critère d’attribution du soutien américain, à
l’époque, comme aujourd’hui, n’était pas, bien sûr, une quelconque promotion de
la démocratie, mais le respect des intérêts américains du moment (des intérêts
changeants et donc des alliés changeants, comme l’histoire récente du monde
nous l’a montré).
La disparition de l’Urss
en 1991 a créé un nouvel ordre qui nécessita une nouvelle doctrine américaine.
Au lieu de faire table rase du passé et de penser une nouvelle organisation,
les Etats-Unis ont conservé dans les faits, sinon dans les paroles, la même
politique d’endiguement de la Russie. L’Otan n’a pas été dissous ni même
réorganisé autour d’une nouvelle doctrine. On lui a simplement cherché de
nouveaux ennemis pour justifier son existence. Comme la disparition de l’Urss
avait sonné la fin d’une quelconque opposition aux visées hégémoniques
américaines, le nouvel ordre mondial a été organisé à Washington. Je pense que
c’est pourquoi M. Poutine a qualifié la chute de l’Urss de « plus grande
catastrophe géopolitique », car elle libérait la politique étrangère
américaine de toute réserve. Cette déclaration a été reprise ensuite « ad
nauseam » dans une acception volontairement erronée.
La nouvelle doctrine a
été largement et clairement présentée par Zbigniew Brzezinski dans son livre de
1997, « Le Grand Echiquier ».
Dans la préface de l’édition française, le général Chaliand, directeur du
centre d’étude des conflits, explique que « Les Etats-Unis sont désormais
plus impériaux que jamais et leur projet est de maintenir, aussi longtemps que
possible, un environnement international conforme à leurs propres
intérêts. »
On retrouve évidemment
cette idée dans la discours de M. Obama mentionné plus haut : « (…)
le monde a changé. Ce sera la tâche de votre génération de répondre à ce
nouveau monde. La question à laquelle nous devons répondre, à laquelle chacun
d’entre vous devra répondre n’est pas de savoir si les Etats-Unis vont diriger
(ce monde) mais comment nous allons le diriger, pas seulement pour protéger
notre paix et notre prospérité, mais aussi pour répandre la paix et la
prospérité autour du globe ». Vaste programme !
Pour M. Brzezinski, le
« Grand Echiquier » est l’Eurasie, qui abrite 75% de la population du
monde, où se trouve la majeure partie des ressources ainsi que les deux tiers
de la production mondiale. Pour que l’hégémonie américaine se perpétue, il faut
absolument éviter qu’un pays ou qu’un groupe de pays alliés puisse devenir
hégémonique sur cet échiquier. C’est ainsi que se définissent les
« intérêts fondamentaux des Etats-Unis ».
Pour défendre ces
« intérêts fondamentaux », tous les moyens sont bons, et, en
particulier, la violence. Revenons au discours de M. Obama à West Point :
« Laissez-moi répéter un principe que j’ai mis en avant dès le début de ma
présidence : les Etats-Unis utiliseront la force militaire,
unilatéralement lorsque cela sera nécessaire, quand nos intérêts fondamentaux
l’exigeront, quand notre population sera menacée, quand nos moyens d’existence
seront en cause, quand la sécurité de nos alliés sera en danger ».
Le président américain
admet alors qu’il faudra mettre ces moyens en œuvre de façon proportionnelle,
efficace et juste, mais les américains seuls jugeront de ce qui est
« proportionnel, efficace et juste » car « L’opinion
internationale a son importance, mais les Etats-Unis ne devront jamais demander
la permission de protéger leur peuple, leur territoire, leur style de
vie ». Tout est dit. Tout est possible, nous décidons nous-même de ce qui
est juste.
Ce qui suit dans le
discours et que je n’ai, évidemment, pas vu analysé dans les médias français
n’est guère plus rassurant puisqu’il y est question de la responsabilité des
Etats-Unis, dans le cadre de leur « leadership », de « renforcer
et faire respecter l’ordre international (…) faire évoluer les institutions
internationales pour répondre aux exigences du moment doit être la partie la
plus importance du leadership américain. »
Nous reviendrons dans la
cinquième partie de cet article sur le comportement des différents acteurs dans
la crise ukrainienne, mais mentionnons tout de même cette phrase du discours de
M. Obama qui explique que, dans cette crise : « notre capacité à modeler l’opinion du monde a permis d’isoler la
Russie dès le départ ». Nous l’avons vu et l’emprise est telle que cette
opinion mondiale ne semble même plus avoir besoin de preuves de ce que les
Etats-Unis avancent. On l’avait vu aussi lors de la préparation de l’invasion
de l’Irak.
Pour faire bonne mesure,
M. Obama termine son discours en expliquant la volonté des Etats-Unis d’agir au
nom de la dignité humaine. (…) « Les économies basées sur des marchés
libres et ouverts fonctionnent mieux et deviennent des marchés pour nos
produits ». Il n’aura pas oublié d’indiquer qu’il « croit à
l’exceptionalisme américain de toutes les cellules de son être ».
Ce sont ces positions et
la soit disant « fin de l’histoire » qui ont amené les Etats-Unis à
renoncer à la diplomatie classique, celle qui consiste en la recherche de
solutions équilibrées, acceptables par toutes les parties. On ne parle plus de
compromis mais, comme l’explique le politologue russe Fiodor Loukianov, de « décision
« juste » basée sur les valeurs et visions de l’Occident qui ont
démontré leur justesse politique, historique, morale, économique, etc ».
Cette approche n’est,
évidemment, pas du goût de tout le monde et il faut, parfois, l’imposer par la
force. La force militaire, évidemment, mais pas uniquement. On fait alors appel
aux pressions politiques et économiques, ainsi qu’informationnelles. Mais cela
ne fonctionne pas avec tous les types d’interlocuteurs…
En attendant, malgré les
échecs de cette approche, l’idéologie reste la même. Elle est illustrée par
différentes citations rassemblées par Bernard Vincent, comme les
suivantes : « Nous, Américains, sommes le peuple élu, l’Israël de
notre temps, nous portons l’Arche des libertés du monde. » À l’issue de la
Première Guerre mondiale, le président Wilson affirme : « L’Amérique
est la seule nation idéale dans le monde [...]. L’Amérique a eu l’infini
privilège de respecter sa destinée et de sauver le monde [...]. Nous sommes
venus pour racheter le monde en lui donnant liberté et justice[2].
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