En lisant les medias
occidentaux qui s’étendent avec complaisance sur l’hypothétique “isolation” de
la Russie, je ne peux m’empêcher de penser à la blague du fou qui, s’étant
emparé d’une échelle, regarde par dessus le mur de l’asile où il est enfermé.
Avisant un passant sur le trottoir il lui demande : « vous êtes
nombreux là-dedans ? »
Il serait temps d’ouvrir
les yeux et de chercher à voir qui isole qui et qui est isolé de qui. Prenons
le cas de la Russie. Depuis plusieurs années, elle s’éloigne de plus en plus de
l’Europe. Est-ce une volonté de sa part ? C’est plutôt l’Union Européenne
qui a repoussé la Russie. Après la chute de l’URSS et du communisme qui est le
fait de la Russie, ne l’oublions pas, celle-ci se voyait comme un pays
européen. Elle a alors cherché à se rapprocher de l’Union Européenne.
Qui a décidé de la fin de
l’empire soviétique ? Boris Eltsine. En décembre 1991 il a signé avec ses
collègues présidents d’Ukraine et de Biélorussie un accord qui constatait la
disparition de l’Urss en tant que sujet de droit international. Puis il a
encouragé les anciennes républiques socialistes à prendre leur autonomie
« autant d’autonomie que vous pourrez en digérer ». La décision de
Boris Eltsine avait été rendue possible par la politique de Mikhaïl Gorbachev
qui a accepté la réunification de l’Allemagne alors qu’il aurait encore pu, à
l’époque, s’y opposer, et a même proposé l’édification d’une « maison
commune » européenne, assurant la sécurité à tous les pays d’Europe, y
compris la Russie.
En novembre 1990, une
réunion des chefs d’états européens et des Etats-Unis s’est tenue à Paris pour
discuter précisément de ce que pouvait être cette nouvelle Europe de la paix.
Le sommet a proposé une charte de la sécurité européenne qui n’a pas été
acceptée à cause, en particulier, de l’opposition… des Etats-Unis. Quand,
ensuite, la Russie a dû organiser son passage à l’économie de marché, elle a
fait appel à des conseillers européens et américains qui ont organisé le chaos
économique, politique et social des années 90.
Mais la phase la plus
forte de rejet de la Russie a débuté en 2009 avec le projet de la Commission
Européenne (c’est à dire de fonctionnaires appointés, non de représentants élus
des peuples européens) dit du « partenariat oriental », dans lequel
l’Europe inclut six états de l’ancienne Union soviétique, l'Arménie,
l'Azerbaïdjan, la Moldavie, mais surtout la Géorgie, l'Ukraine et la
Biélorussie, en mai 2009. Ce partenariat n’est pas proposé à la Russie, avec
laquelle on n’en discute même pas…
C’est à partir de ce
moment que la Russie a commencé à regarder sérieusement vers l’est.
N’oublions pas non plus que
de 1993 à 2009, l’Otan n’avait cessé de se rapprocher des frontières russes,
trahissant au passage les promesses faites à Mikhaïl Gorbachev par les
dirigeants allemand (Helmut Khol, pour le convaincre d’accepter la
réunification de l’Allemagne en 1990) et américain (Georges HW Bush au sommet
de Malte en 1989, pour le convaincre de se retirer pacifiquement des pays du
Pacte de Varsovie). Ces promesses faites par deux hommes ont ensuite été
reprise par la presque totalité des responsables des pays de l’Otan, si l’on en
croit Jack
Matlock, ambassadeur des Etats-Unis en Urss de 1987 à 1991. Et pourtant, à
son sommet de Madrid en 1994, l’Otan annonçait son intention d’accueillir de
nouveaux membres et au sommet de Bucharest en 2008, l’Otan annonçait que la
Géorgie et l’Ukraine allaient entrer dans l’Otan.
Et non seulement la Russie
a commencé à se rapprocher de l’Asie mais elle a pris conscience de l’intérêt
qu’elle avait à faire valoir la personnalité asiatique de la Russie.
C’est également le moment
où on va prendre conscience du basculement du monde vers les pays émergents et
en particulier l’Asie. Donc, c’est vrai, depuis plus de six ans, la Russie
s’éloigne de plus en plus de l’Europe et même, disons, du « bassin
atlantique » pour reprendre l’expression chère à Jacques Sapir. Les pays
occidentaux, vivant sur la vieille idée de leur domination du monde, en ont
conclu que la Russie était donc « isolée du reste du monde ».
Mais éloignons notre nez
de la planisphère telle qu’on l’utilise en Europe (c’est à dire centrée sur
l’Europe) et regardons ce qui se passe vers la droite. Une fracture s’est
dessinée entre l’Union Européenne et la Russie. Malheureusement pour elle, la
ligne de fracture entre ces deux « plaques tectoniques » traverse l’Ukraine
et donc, pour le moment, le pays est en plein tremblement de terre.
Plus loin, la Russie,
elle, est en train de se réorganiser. Elle s’est résolument tournée vers l’Asie
et d’autres pays émergents. C’est, au départ une façon pour elle d’exister, de
retrouver le statut de puissance qui lui est refusé par l’Europe et les
Etats-Unis. Petit à petit elle a trouvé sa place dans diverses organisations
asiatiques dont certaines avaient été créées sans elle. La Chine a créé en 1996
un groupe de pays asiatiques appelé le « groupe des cinq » ou le
« groupe de Shanghai ». Ce groupe s’est structuré en 2001 en
accueillant de nouveaux membres dont la Russie, pour devenir ce que nous
appelons aujourd’hui l’Organisation de
Coopération de Shanghai (OCS). Elle comportait au départ six pays : la
Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et
l’Ouzbékistan. A ces pays se sont ajoutés des membres observateurs : la
Mongolie en 2004, l’Inde, l’Iran et le Pakistan en 2005 et l’Afghanistan en
2012. Ce statut a été refusé aux Etats-Unis et au Japon. Cette année, sous la
présidence russe de l’OCS, l’Inde et le Pakistan devraient devenir membres à
part entière.
Une fois l’Inde et le
Pakistan devenus membres, l’OCS représentera une population de plus de 2,7
milliards d’habitants, soit environ 40% de la population mondiale.
La Russie est également
membre de l’APEC qui regroupe 21 pays de la zone Asie-Pacifique dont la Chine
et les Etats-Unis.
L’Union Européenne ne
participe à aucune de ces organisations internationales. On mentionnera
également que, du fait de son importante population de religion musulmane, la
Russie fait partie de l’organisation des Etats Islamiques. Mentionnons enfin
les BRICS, plus connus en Europe et qui regroupent Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud. Cette
organisation n’était au départ qu’un acronyme inventé par un banquier
américain. C’est aujourd’hui une organisation qui s’est dotée en 2014, lors du sommet de Fortaleza, au Brésil, d'une banque de
développement basée à Shanghai et d'un fonds de réserve. La banque est dotée
d'un capital de 50 milliards de dollars qui doit être porté à 100 milliards de
dollars d’ici 2016.
Revenons donc à
notre carte du Monde. Si c’est la carte européenne que nous mentionnions
ci-dessus, à droite de l’Union Européenne nous voyons un pays-continent, la
Russie qui a tissé des liens étroits avec l’Asie, nouveau centre d’équilibre du
monde. A gauche, au delà de l’océan, se trouvent les Etats-Unis. Ils sont
aujourd’hui liés à l’Europe par l’Otan. Mais ils peuvent toujours pivoter à leur gauche vers l’Asie et le
Pacifique. Que peut faire l’Europe si elle se détache complètement de la
Russie ? Signer l’accord transatlantique qui finira d’en faire un vassal
des Etats-Unis ? Vers où pourrait-elle se tourner ? Sa seule chance
de ne pas devenir une région de deuxième zone est de trouver un langage commun
avec la Russie qui lui servirait alors de « pont » vers l’Asie.
De cela,
évidemment, les Etats-Unis ne veulent pas et, de leur point de vue, leur
position est logique. Mais de leur point de vue uniquement. En effet, une Union
Européenne qui s’entendrait avec la Russie réaliserait leur pire
cauchemar : une union eurasiatique puissante capable de défier leur
hégémonie déclinante. Ils s’y opposent donc de toutes leurs forces et l’Ukraine
n’est pour eux qu’un prétexte pour éloigner l’Union Européenne de la Russie.
Du point de vue
européen, c’est un piège extrêmement dangereux, dans lequel il ne faut tomber à
aucun prix. Il en va de la prospérité des pays de l’Union Européenne. Hélène
Carrère d’Encausse a analysé la situation dans de nombreux textes et
conférences et je lui emprunterai pour terminer la conclusion d’une conférence
qu’elle a faite à Paris en novembre 2014 : « Le temps est venu de
considérer que l’Europe existe et qu’il y a une vraie politique européenne,
qu’elle n’est pas une annexe de l’Otan, qu’elle est un grand continent, avec
une grande civilisation, et qu’elle doit prendre son destin en main. »
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