jeudi 24 septembre 2015

Poutine, un coup de maître en Syrie


La Russie et les Etats-Unis considèrent maintenant tous deux que l’Etat Islamique est devenu l’ennemi absolu. Mais le niveau de défiance entre les deux pays est tel qu’ils ne peuvent s’entendre sur une façon de combattre cet ennemi. La dégradation des relations entrainée par la crise ukrainienne, n’a évidemment pas facilité cet accord. Mais il semblerait que, dans une sorte de mouvement de balancier, depuis quelques jours, la Syrie et l’Etat Islamique aient remplacé l’Ukraine au centre des rencontres internationales. On a pu observer cette évolution en fin de semaine dernière quand John Kerry a rencontré son homologue anglais Philip Hammond.
Les points de vue sur la nature du danger ne s’en sont pas pour autant vraiment rapprochés.  Les dirigeants occidentaux continuent à désigner l’Etat Islamique comme organisation terroriste ce qu’il n’est plus. Il est un terrorisme organisé d’une façon et à une échelle encore non observée, une machine de guerre dont l’objectif est de détruire toute la structure institutionnelle du Moyen Orient pour en réorganiser non seulement l’idéologie mais aussi la politique et les gouvernements.
Il s’agit d’une menace idéologique d’une puissance telle qu’elle justifie la formation d’une coalition internationale pour la combattre, et un changement de stratégie par rapport à ce qui a été fait jusqu’à présent.
Cette erreur d’appréciation a empêché, pendant longtemps les Occidentaux de réaliser que l’Etat Islamique serait le bénéficiaire de la politique de changement de régime chère aux Etats-Unis et à leurs courtisans européens. Elle est également à l’origine de ces recherches surréalistes d’une « opposition modérée » chimérique et pourtant si chère à Laurent Fabius et François Hollande.
Dans cette ambiance, la Russie, elle, semble se diriger vers une stratégie de guerre inter étatique quand ses alliés potentiels en sont encore à la lutte anti-terroriste.
La vision du futur de la Syrie aussi divise la Russie et l’Ouest. Le Kremlin se préoccupe de la structure du pays. Si on part du principe que la Syrie a déjà éclaté en plusieurs entités et ne pourra pas être reconstruite sous sa forme antérieure, la question qui se pose est de savoir quel groupe, quel territoire soutenir afin d’empêcher la progression de l’Etat Islamique.
De son côté, l’Ouest a été trop longtemps préoccupé par qui dirigera le Syrie future et s’est donc focalisé sur le remplacement de Bashar Al Assad, commettant au passage une erreur de jugement quand il pense que la Russie est le soutien indéfectible de la personne d’Assad alors que le souci réel du Kremlin a toujours été de protéger un régime, un président légalement élu et d’éviter un nouveau chaos comme ceux provoqués en Irak, en Afghanistan ou en Lybie pour ne citer que ces trois pays.
C’est pourquoi la Russie cherche depuis longtemps à favoriser une entente entre le président actuel et son opposition pour créer un front capable de s’opposer efficacement, dans le domaine politique également, à l’Etat Islamique. Les réunions organisées à Moscou avec les représentants de cette opposition en sont la preuve. Mais cette entente ne peut qu’être le fruit de négociations internes à la Syrie et toute tentative extérieure d’imposer cette coalition par la force, même si elle fonctionnait ne serait que le prélude à un nouvel affrontement.
De son côté, Washington, qui poursuivait jusqu’il y a peu le même objectif de changement de régime, a fait, au début de l’été, un nouveau pas qui modifie son organisation tactique en signant avec la Turquie un accord qui donne accès à la base aérienne d’Incirlik à ses avions et à cinquante techniciens en support des opérations, ce qui lui permet mener plus facilement des raids aériens en Syrie. L’accord signé fin juillet et qui devait entrer en application dans le courant de l’été faisait état de la création, avec l’aide de l’armée de l’air américaine, d’une zone de sécurité de cinquante kilomètres environ sur le territoire syrien le long de la frontière turco-syrienne.
En réalité, il s’agissait d’un événement de première importance, capable d’inverser le rapport de forces, car l’utilisation de cette base aérienne à 15 minutes de vol de la Syrie  permet aux Etats-Unis de contrôler l’espace aérien syrien, d’y interdire de vol les avions du gouvernement syrien (l’Etat Islamique n’a pas d’aviation) et de faire voler des drones permettant de récolter tous types d’informations sur les différents mouvements de troupe quelle qu’en soit l’origine. Sans compter qu’il est prévu dans l’accord avec la Turquie que l’armée de l’air américaine pourrait, en cas d’urgence, utiliser trois autres bases turques proches de la frontière syrienne.
Les Etats-Unis se trouvaient ainsi en position de contrôler l’ensemble de l’espace aérien syrien et de surveiller les mouvements de troupe au sol, ce qui relançait leur politique de changement de régime. La Russie ne pouvait accepter cela sans réagir, d’autant que, dans le même temps, l’évolution du problème des réfugiés aurait pu servir de prétexte à une « intervention humanitaire » américaine visant en réalité à chasser le pouvoir syrien en place.
La réaction a été, tout d’abord, diplomatique, la Russie proposant la création d’une large coalition internationale pour combattre l’Etat Islamique. Après l’annonce de cette proposition par le président russe, le ministre des affaires étrangères, Serguei Lavrov critiquait ouvertement la coalition mise en place par les Etats-Unis qui n’est pas assez large, au goût des russes, mais surtout dont l’action n’est pas assez décisive à l’encontre de l’Etat Islamique qui semble, par moments, protégé par le renseignement américain.
L’étape suivante a été de faire comprendre clairement aux Etats-Unis que la Russie avait décidé de s’en prendre directement à l’EI et de la façon la plus décisive possible, sans toutefois découvrir, pour le moment, ses cartes. Vladimir Poutine ne veut pas donner d’indications à l’adversaire, et il n’a pas besoin d’aller plus loin, car il vient de faire comprendre aux Etats-Unis sans agressivité inutile, que sa détermination était totale.
Puis nous avons eu droit à des informations concernant la livraison d’armes russes à la Syrie, livraisons accompagnées de militaires dont on ne savait pas vraiment s’ils étaient ou non, de simples conseillers, des formateurs devant apprendre aux militaires syriens comment utiliser ces armes ou des combattants. Informations qui très subtilement, n’étaient ni confirmées ni infirmées par la diplomatie russe, qui entretenait le flou, expliquant parfois que ces livraisons étaient simplement la conséquence de contrat déjà anciens.
Et puis quelles armes ont-elles été livrées, quid de cet aéroport près de Lataquié où les Occidentaux ont cru déceler des mouvements de militaires russes. La Russie a-t-elle livré des missiles sol-air ? Si oui, dans quel but puisque l’Etat Islamique n’a pas, pour l’instant, d’aviation ?
Tout ceci ressemble à une « variante en plus grand » de l’opération déployée, avec le succès que l’on sait, en Crimée l’année dernière. L’opération n’est manifestement pas terminée mais elle est menée de telle façon qu’elle n’a pas déclenché les réactions hostiles auxquelles on aurait pu s’attendre de la part des Etats-Unis et de l’Europe. Il faut dire que la préparation était soignée et le timing soigneusement choisi.
Au départ, l’opposition de Washington à toute action russe en Syrie semblait être plus dictée par le désir de changement de régime. Puis elle semblait plus motivée par la crainte de voir le Kremlin renforcer sa présence dans la région que par celle de le voir empêcher le remplacement du président Assad.
Mais les récents développements, sur le terrain, dans les chancelleries et dans les médias semblent avoir fait évoluer la position américaine.
Les déclarations[1] de John Kerry et Philip Hammond, à la suite de leur réunion à Londres le 19 septembre ont confirmé la détente entre les Etats-Unis et la Russie sur fond de crise syrienne. Les deux ministres ont soigneusement évité les références agressives à la Russie dans le cadre de la crise ukrainienne alors que Kerry rappelait à Kiev que les accords de Minsk étaient la seule issue acceptable pour Washington. L’Ukraine semble avoir été reléguée au second plan par ce qui se passe en Syrie. D’autre part, la position américaine a évolué puisqu’il était beaucoup plus question dans les déclarations de John Kerry de résolution du conflit que de changement de régime et que la Russie et même l’Iran semblent devenu des partenaires potentiels dans cette résolution. Souvenons-nous que c’est l’exigence du retrait immédiat de Bashar El Assad qui fermait la porte à toute négociation avec la Russie. Mais le 19, John Kerry déclarait : « Nous avons dit pendant les derniers dix huit mois qu’Assad devait partir. Mais le délai et les modalités de ce départ sont des décisions qui doivent être prises dans le cadre des négociations de Genève. Ce départ ne doit pas forcément avoir lieu le premier jour, le premier mois, ou à une date précise. Les différentes parties doivent se réunir et se mettre d’accord sur la façon de faire, et je n’ai pas d’idées précises sur les délais à respecter. De toute façon, ce sera au peuple syrien de décider ». Et il ajoutait, « Nous devons en arriver à des négociations. C’est ce que nous cherchons et nous espérons que la Russie et tout pays ayant une influence dans la région nous aideront à cela ».
Cette réaction était confirmée le lendemain en Allemagne où John Kerry rencontrait le ministre des affaires étrangères allemand, Frank-Walter Steinmeir qui déclarait à la suite de cette rencontre, « Je suis très satisfait de l’accroissement de l’engagement militaire de la Russie dans la région et nous avons des rapports qui le confirment, ici, en Allemagne, ».
Il apparaît donc que, malgré l’opposition forte à l’intérieur des Etats-Unis et dans de nombreux pays comme Israël, l’Arabie Saoudite, les Emirats ou le Qatar, le président Obama ait finalement choisi la voie diplomatique. Obama est un pragmatique et l’absence de résultats après dix ans d’intervention militaire américaine en Syrie a fini par le convaincre. Le scandale des Syriens entraînés à grand frais par les américains a sans doute joué un rôle aussi. Un projet de cinq cent millions de dollars destiné à former plus de mille combattants syriens qui ne peut recruter que cinquante hommes pour finalement mettre cinq combattants sur le terrain a fait « tousser » les membres de la commission du Sénat américain qui enquêtait sur le sujet, y compris John McCain qui a paré de « faute épouvantable » devant les caméras de télévision.
Du côté européen, l’afflux de réfugiés syriens que les pays de l’Union Européenne ne peuvent gérer a également refroidi les ardeurs guerrières.
Barak Obama semble au bord de son plus grand échec international avec des alliés européens qui ne veulent pas ramasser les « pots cassés » de ses actions désordonnées au Moyen Orient et se fatiguent également de la situation que les Etats-Unis ont créée en Ukraine. Il va donc lui falloir abandonner l’Etat Islamique et tous les mouvements terroristes que lui et ses prédécesseurs ont cherché à utiliser le plus discrètement possible pour déstabiliser une zone qui se trouve au sud de l’Iran et de la Russie.
Même les militaires américains ont adopté un ton beaucoup plus mesuré, voir pour certains, conciliant. Ainsi le général Hesterman, adjoint au chef d’état-major de l’armée de l’air américaine, l’USAF déclarait lors d’une intervention à la dernière convention annuelle de l’Air Force Association (AFA), le principal lobby officiel de l’USAF : « Les Russes ne sont pas intéressés par des actions aériennes contre les forces US présentes sur le théâtre, ils sont là pour protéger Assad contre des incursions adverse et faire en sorte que “les ennemis d’Assad”, y compris des forces US, ne s’approchent pas trop de lui ». Il expliquait ensuite que la présence russe, devrait favoriser un arrangement politique qui mettra fin à la guerre en Syrie et dans lequel les Russes auront une place importante. Ce genre de réaction semble accréditer l’idée que l’USAF tient la présence russe pour acquise et presque légitime.
Barak Obama ne dispose plus de la possibilité de revenir en arrière en Syrie. Sur le terrain, il risque de se trouver pris en otage par les divers mouvements terroristes que les Etats-Unis ont tour à tour soutenus. Sur le plan politique au Moyen Orient il se trouve devant un choix difficile, abandonner l’Etat Islamique ou abandonner le changement de régime, sachant que les deux ne sont plus possible ensemble. A Washington il est tenu en échec par les néo cons extrémistes. Il a donc besoin, avant de connaître un nouveau revers, que Vladimir Poutine mette les Etats-Unis dans l’obligation de s’asseoir à la table des négociations, comme il l’avait fait lors de la crise des armes chimiques.
Ainsi donc, pour la deuxième fois sur le dossier syrien, après les armes chimiques, la Russie de Vladimir Poutine apparaît, sinon comme le sauveur, au moins comme celui qui va permettre de sortir d’une situation inextricable sans trop perdre la face.
Le mouvement étant en train de se préciser, le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, qui était à Moscou il y a trois jours et qui est un maître en matière de réalisme, voir de cynisme, semble avoir opéré un rapprochement avec la Russie. Il a déclaré à l’issue de la rencontre avec Vladimir Poutine : « J’espère, et je suis presque convaincu, que l’objectif que je m’étais fixé en sollicitant cette entrevue – entamer une coordination dans le but d’éviter des malentendus catastrophiques sur le front Nord - a été atteint[2] ».
Du côté russe, on peut déjà se féliciter d’avoir, par une intervention dans l’ouest de la Syrie, stoppé un scénario catastrophe à la libyenne. Mais c’est surtout dans le domaine diplomatique que les évènements de ces derniers jours ont une importance capitale. Ils donnent une consistance particulière au concept russe de nouvel ordre international, en mettant un frein à la propension des Occidentaux à imposer de façon unilatérale leur vision de l’ordre du monde.
L’Assemblée Générale de l’ONU, la semaine prochaine, devrait être l’occasion d’intenses  négociations en coulisse entre les Etats-Unis, la Russie et les états concernés de la région comme par exemple, l’Iran, l’Arabie Saoudite et la Turquie. On annonce un entretien entre Vladimir Poutine et Barack Obama. Israël a déjà pris soin de ses intérêts. Nous ne mentionnerons pas la diplomatie française par charité.


[1] http://www.state.gov/secretary/remarks/2015/09/247071.htm
[2] http://www.courrierinternational.com/article/moyen-orient-entre-poutine-et-netanyahou-un-accord-gagnant-gagnant

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