dimanche 24 janvier 2016

« L’ennemi numéro un » de Poutine – 4ième partie (fin)


Nous avons vu, dans les trois premières parties de cet article qui était Mikhaïl Khodorkovski avant le fin de l’URSS, comment il a su tirer profit de ses nombreuses relations au sein du « Komsomol » et du parti communiste et comment il avait construit son « empire » dans les années 90.
Mais, en 2003, tout ceci s’est arrêté et l’homme le plus riche de Russie est devenu son prisonnier le plus célèbre à l’étranger. Mikhaïl Khodorkovski a été arrêté à la descente de son avion, sur un aéroport de Sibérie à la fin de l’année. Il a été déclaré coupable de détournements de fonds, de blanchiment d’argent et de fraude fiscale à grande échelle.
Beaucoup ont crié au scandale, au procès politique, à la vengeance de Vladimir Poutine, à un acharnement d’une justice manipulée contre le « pionnier du capitalisme russe » et un « grand stratège d’entreprise ». Les médias occidentaux s’en sont donné à cœur joie. Il faut dire que, dans ces médias, les membres de l’oligarchie économique mondiale trouvent toujours grâce. Ce sont eux qui détiennent ces médias ! A vrai dire, s’il y a une critique que l’on puisse faire au procès intenté à Mikhaïl Khodorkovski, c’est qu’il ait laissé de côté un grand nombre de ses « collègues » tout aussi coupables des délits reprochés à l’accusé.
Alors, pourquoi lui et lui seul (ou presque) ? Beaucoup de raisons ont été invoquées. Parmi les plus sérieuses nous retiendrons d’abord le fait qu’il ait continué à se servir de sa fortune pour intervenir dans la politique russe. Il finançait des partis, dont le parti communiste, mais surtout il a financé la campagne de nombreux députés qui, une fois élus à la Douma devenaient ses obligés. Il a même été soupçonné de préparer une modification de la constitution et une candidature à la présidence. Les tenants de cette explication en ont conclu, c’est logique, que Vladimir Poutine avait donc voulu le neutraliser pour protéger sa propre réélection. C’est logique, mais c’est peu vraisemblable, il y avait d’autres moyens de contrer les manœuvres de coulisse.
La deuxième explication concernait un projet d’oléoduc en Sibérie vers la Chine. On a commencé à parler de ce projet au moment où la Russie négociait avec la Chine le financement par cette dernière d’un autre tronçon d’oléoduc construit par le monopole d’état « Transneft ». La société « Yukos », aurait financé elle même son projet, entrant en conflit avec le monopole d’état. Un tel projet perturbait effectivement les négociations en cours entre la Chine et la Russie, mais là aussi, la Russie avait d’autres moyens de bloquer le projet, ne serait-ce, par exemple, qu’en invoquant le monopole d’état sur l’ensemble du réseau d’oléoducs et de gazoducs sur le territoire russe.
Le vrai motif, à mon avis, est à chercher ailleurs. Depuis plusieurs mois, Mikhaïl Khodorkovski négociait avec Roman Abramovich, le patron et actionnaire principal de la deuxième société pétrolière de Russie, « Sibneft », la fusion de cette dernière avec « Yukos ». Abramovich avait, en 1995, avec la complicité de Boris Berezovski, pris le contrôle de la société pétrolière dans une vente aux enchères comparable à celle qui avait permis à Mikhaïl Khodorkovski d’acheter « Yukos ». Lorsque Boris Berezovski avait décidé, contraint et forcé de quitter la Russie il avait vendu ses actifs à des prix qui tenaient évidemment compte de son besoin de vendre le plus rapidement possible. Abramovich lui avait racheté ses parts de « Sibneft » pour 1,3 milliards de dollars payés par tranches entre 2001 et 2003. C’est alors qu’ont commencé les négociations de fusion avec Mikhaïl Khodorkovski. Un protocole d’accord avait même été signé par les deux hommes. Si cette fusion était allée à son terme, elle aurait abouti à la création de la plus grande société pétrolière russe et une des quatre plus grandes sociétés pétrolières du monde. Le Kremlin suivait donc l’opération de près.
Ce qui a déclenché l’arrestation de Mikhaïl Khodorkovski c’est la nouvelle que, d’un autre côté, il négociait la vente de quarante pour cent de la nouvelle entité à une société américaine, soit « Chevron », soit « Exxon Mobil ». Cela aurait mis le secteur pétrolier russe sous le contrôle d’intérêts américains, au moment où le Kremlin cherchait à reprendre le contrôle des secteurs de l’énergie et des matières premières sur lequel il a construit une partie importante de la reprise économique du pays.
Cette opération était donc inacceptable et devait être arrêtée. Mais comment présenter la réaction des autorités russes sans risquer de dégrader sérieusement des relations Américano-Russes qui, déjà, n’étaient pas au beau fixe ? Cette vente prévue ne pouvait pas être utilisée comme prétexte. C’est pourquoi Mikhaïl Khodorkovski a été poursuivi pour des délits financiers et fiscaux. C’est ce qui a fait dire à un journaliste américain que Mikhaïl Khodorkovski était l’équivalent russe d’Al Capone[1].
Une fois Mikhaïl Khodorkovski et « Yukos » jugés et condamnés, la société étant dans l’impossibilité financière de payer les arriérés d’impôts et les amendes, a été renationalisée, rendant impossible toute session à des intérêts étrangers à la Russie. D’autre part, Boris Abramovich a cédé, deux ans après, la totalité de Sibneft, à Gazprom pour la somme de 13,1 milliards de dollars.
Voilà pour l’exposé des faits. Mais cela laisse une question importante en suspens : pourquoi Mikhaïl Khodorkovski a-t-il ainsi bravé le gouvernement russe ? J’ai déjà eu l’occasion de dire ce que je pense des capacités intellectuelles de l’homme. Il n’est donc, à mon avis, pas possible qu’il n’ai pas vu le danger qu’il courait en poursuivant ses plans, tant dans le domaine politique que dans celui des affaires. Il ne pouvait pas ne pas évaluer les risques.
Je rappellerai à ce propos qu’il avait reçu un « coup de semonce » au cours de l’été 2003 : son numéro deux, Platon Lebedev avait été emprisonné, alors que lui-même se trouvait aux Etats-Unis. Il aurait pu décider d’y rester, mais il ne l’a pas fait. Pourquoi ?
Je pense qu’il a reçu des garanties que ses « amis » américains ne le « laisseraient pas tomber ». Des « amis » aux rangs desquels se trouvaient tout de même Georges Bush Sr., ou James Baker et les membres Conseil Consultatif du « Carlyle Group ». Lorsqu’il venait à Washington, il était souvent reçu par le vice-président, parfois même par le président. Il avait donc des raisons de se croire protégé. Il avait sans doute mené trop longtemps la vie de plus riche entrepreneur de Russie, membre du cercle des dirigeants économiques choyés par les médias néo libéraux, des personnes qui représentent la fine fleur du système libéral, de ceux auxquels on ne touche pas en Occident, protégés qu’ils sont par une présomption d’innocence d’airain.
Ses amis américains ont vraisemblablement d’autant plus cherché à le rassurer qu’ils avaient besoin de lui en Russie. Mikhaïl Khodorkovski était une des pièces maitresses de leur jeu contre la Russie de Vladimir Poutine. Ils avaient perdu leur « reine » en la personne de Boris Eltsine, ils ne pouvaient pas laisser partir un « fou ». Et puis, au cas où les encouragements ne fonctionneraient pas, il y avait aussi la pression financière. Mikhaïl Khodorkovski comme ses collègues oligarques russes avait déposé d’énormes sommes d’argent à l’étranger, hors de portée de l’état russe, ce qui les mettait tout à fait à la portée des autorités américaines. Quel a été le dosage d’encouragements et de pressions, je n’en ai pas idée, mais le mélange à manifestement fonctionné.
Il est donc rentré en Russie pour poursuivre l’opération qui avait une importance inimaginable pour les Américains, une opération qui aurait mis le pays à leur merci. On pouvait bien, au besoin, « sacrifier » un « fou » pour un tel enjeu. On pouvait sacrifier un « fou » mais pas ruiner complètement les relations entre les deux pays, d’autant que d’autres opérations étaient en préparation. Donc, quand Mikhaïl Khodorkovski a été arrêté, il a eu droit, en Occident, à des déclarations outragées, à une très longue campagne de presse orchestrée dans les médias occidentaux[2], mais guère plus. A peine plus que ce dont ont bénéficié les « Pussy Riot » quelques années plus tard. En effet, les « amis » américains de Mikhaïl Khodorkovski ne sont pas des « amis » au sens russe du terme. Les Etats-Unis n’ont pas d’amis, ils ont des vassaux et la réaction en cas de problème pour un de leurs vassaux n’est pas à la mesure de sa valeur propre, mais à la mesure du tort que l’opération de soutien peut causer à Vladimir Poutine.
Mikhaïl Khodorkovski est donc resté en prison et, après dix ans d’incarcération, il a été gracié par Vladimir Poutine, officiellement en raison du mauvais état de santé de sa mère. Il a immédiatement quitté la Russie pour l’Allemagne dans un premier temps, puis la Suisse. De ses premières déclarations, je retiendrai deux points qui me semblent les plus importants. Le premier concerne Alexei Pitchouguine, le directeur du service de sécurité de « Yukos » condamné à perpétuité pour le meurtre du maire de Nefteyugansk, Vladimir Petukhov. Mikhaïl Khodorkovski lui fait savoir, par voie de presse qu’il ne l’oublierait pas. Le second est l’engagement de ne plus s’occuper de politique en Russie.
Dans le premier cas, le but de Mikhaïl Khodorkovski est clair, Alexei Pitchouguine sait beaucoup de choses qu’il a, jusqu’alors, gardées pour lui et, après la libération de son patron, les autorités vont faire pression sur lui pour qu’il dise ce qu’il sait. On lui dit donc, « ne t’inquiète pas, on s’occupe de ton cas et continue à te taire ».
En ce qui concerne l’engagement de ne plus faire de politique, je pense qu’à ce moment là, Mikhaïl Khodorkovski est sincère. Après dix ans, l’homme qui sort de prison n’est plus celui qui y est entré. Un autre russe, Edouard Limonov, écrivain, dissident politique et créateur du parti « National Bolchévique »,  un habitué des prisons à qui Emmanuel Carrère a consacré un livre, a bien décrit ce qui se passe dans la tête d’un intellectuel prisonnier en longue peine. Pendant les deux premières années ont pense à ce qui nous a conduit là, aux erreurs, aux trahisons et on rêve de vengeance. Après deux ou trois ans on commence à réfléchir à soi-même au sens de sa vie et on fait un profond travail sur soi-même, un travail duquel on ne ressort pas le même.
Pour moi, le nouveau Mikhaïl Khodorkovski avait laissé l’ancien Mikhaïl Khodorkovski derrière lui, dans la prison. Mais l’homme représentait toujours une pièce importante dans le jeu de ses « anciens/nouveaux amis ». La simple mention de son nom garantissait un retentissement international, dans les médias aux ordres, à toute opération à laquelle il serait lié. Pas question de le laisser prendre une « retraite mal méritée ». Le « New York Times » expliquera que son engagement de ne plus faire de politique ne couvrait que la période correspondant à la fin de sa peine et que, par conséquent, après cette date, il était libre de faire ce qu’il voulait. Libre me semble un mot mal choisi en l’occurrence.
Il a donc relancé son mouvement « Open Russia » créé en 2001 et mis en sommeil quelques années plus tard, puis fait un certain nombre de déclarations contenant les attaques habituelles contre la Russie et Vladimir Poutine, mais qui, dans sa bouche donnent l’impression d’avoir plus de poids. Il a annoncé son intention de demander l’asile politique en Grande Bretagne et de « soutenir des candidats libéraux aux prochaines élections législatives russes ». Il a, par exemple, déclaré à la BBC : « Je suis considéré comme une menace par le président Poutine, économiquement en raison de possibles saisies d'avoirs russes à l'étranger, et politiquement car il se peut que j'aide des candidats démocratiques aux prochaines élections (législatives) de 2016». Plus qu’une vraie menace, il n’est qu’un « outil » supplémentaire dans la boîte des Etats-Unis qui continuent à rêver à un changement de régime en Russie.
Alors pourquoi ce mandat d’arrêt émis par la justice russe « pour organisation de meurtre et tentative de meurtre sur deux personnes et plus » et annoncé le 11 décembre dernier ? En réponse, Mikhaïl Khodorkovski a appelé le même jour à une « révolution » en Russie, dénonçant un « coup d’Etat » du président Poutine dont il juge le pouvoir « illégitime »[3].
A mon avis pour deux raisons. La première est que Alexei Pitchouguine condamné à la prison à vie a parlé et donné des indications importantes sur le rôle de Mikhaïl Khodorkovski dans un certain nombre d’assassinats perpétrés par le service de sécurité de « Yukos », dans l’espoir d’une remise de peine. La seconde est l’utilisation de ces renseignements dans le but de « dévaloriser » la personne de Mikhaïl Khodorkovski aux yeux du public et de ses défenseurs en Occident. Ce n’est certainement pas dans l’espoir de voir la Grande Bretagne extrader l’homme vers la Russie !
Doit-on voir un lien entre cette affaire et le jugement extrêmement étrange rendu par un juge anglais dans l’affaire du meurtre d’Alexandre Litvinenko ? J’essaierai de répondre à cette question dans mon prochain article.


[1] La police américaine ne pouvant prouver tous les meurtres dont elle le soupçonnait à fini par le faire condamner pour fraude fiscale. Ce n’est pas, comme le prétend un journaliste français « mal informé », Vladimir Poutine qui a fait la comparaison…
[2] Pour « Le Nouvel Observateur » du 24 octobre 2012, « Khodorkovski fait aujourd’hui, depuis sa prison, l’effet d’un moine combattant, dont le calme apparent sonne comme une forme de résistance ultime au système, mais aussi comme le signe probable d’une ambition politique ». (à propos du documentaire du réalisateur allemand Cyril Tuschi sur « l’Affaire Khodorkovski »).
[3]Le Monde » du 11.12.2015

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