Nous avons vu, dans les trois premières parties de
cet article qui était Mikhaïl Khodorkovski avant le fin de l’URSS, comment il a
su tirer profit de ses nombreuses relations au sein du « Komsomol »
et du parti communiste et comment il avait construit son « empire »
dans les années 90.
Mais, en 2003, tout ceci
s’est arrêté et l’homme le plus riche de Russie est devenu son prisonnier le
plus célèbre à l’étranger. Mikhaïl Khodorkovski a été arrêté à la descente de
son avion, sur un aéroport de Sibérie à la fin de l’année. Il a été déclaré
coupable de détournements de fonds, de blanchiment d’argent et de fraude
fiscale à grande échelle.
Beaucoup ont crié au
scandale, au procès politique, à la vengeance de Vladimir Poutine, à un
acharnement d’une justice manipulée contre le « pionnier du capitalisme
russe » et un « grand stratège d’entreprise ». Les médias
occidentaux s’en sont donné à cœur joie. Il faut dire que, dans ces médias, les
membres de l’oligarchie économique mondiale trouvent toujours grâce. Ce sont
eux qui détiennent ces médias ! A vrai dire, s’il y a une critique que
l’on puisse faire au procès intenté à Mikhaïl Khodorkovski, c’est qu’il ait
laissé de côté un grand nombre de ses « collègues » tout aussi
coupables des délits reprochés à l’accusé.
Alors, pourquoi lui et
lui seul (ou presque) ? Beaucoup de raisons ont été invoquées. Parmi les
plus sérieuses nous retiendrons d’abord le fait qu’il ait continué à se servir
de sa fortune pour intervenir dans la politique russe. Il finançait des partis,
dont le parti communiste, mais surtout il a financé la campagne de nombreux
députés qui, une fois élus à la Douma devenaient ses obligés. Il a même été
soupçonné de préparer une modification de la constitution et une candidature à
la présidence. Les tenants de cette explication en ont conclu, c’est logique,
que Vladimir Poutine avait donc voulu le neutraliser pour protéger sa propre
réélection. C’est logique, mais c’est peu vraisemblable, il y avait d’autres
moyens de contrer les manœuvres de coulisse.
La deuxième explication concernait
un projet d’oléoduc en Sibérie vers la Chine. On a commencé à parler de ce
projet au moment où la Russie négociait avec la Chine le financement par cette
dernière d’un autre tronçon d’oléoduc construit par le monopole d’état « Transneft ».
La société « Yukos », aurait financé elle même son projet, entrant en
conflit avec le monopole d’état. Un tel projet perturbait effectivement les
négociations en cours entre la Chine et la Russie, mais là aussi, la Russie
avait d’autres moyens de bloquer le projet, ne serait-ce, par exemple, qu’en
invoquant le monopole d’état sur l’ensemble du réseau d’oléoducs et de gazoducs
sur le territoire russe.
Le vrai motif, à mon
avis, est à chercher ailleurs. Depuis plusieurs mois, Mikhaïl Khodorkovski
négociait avec Roman Abramovich, le patron et actionnaire principal de la
deuxième société pétrolière de Russie, « Sibneft », la fusion de
cette dernière avec « Yukos ». Abramovich avait, en 1995, avec la
complicité de Boris Berezovski, pris le contrôle de la société pétrolière dans
une vente aux enchères comparable à celle qui avait permis à Mikhaïl
Khodorkovski d’acheter « Yukos ». Lorsque Boris Berezovski avait
décidé, contraint et forcé de quitter la Russie il avait vendu ses actifs à des
prix qui tenaient évidemment compte de son besoin de vendre le plus rapidement
possible. Abramovich lui avait racheté ses parts de « Sibneft » pour 1,3
milliards de dollars payés par tranches entre 2001 et 2003. C’est alors qu’ont
commencé les négociations de fusion avec Mikhaïl Khodorkovski. Un protocole
d’accord avait même été signé par les deux hommes. Si cette fusion était allée
à son terme, elle aurait abouti à la création de la plus grande société
pétrolière russe et une des quatre plus grandes sociétés pétrolières du monde.
Le Kremlin suivait donc l’opération de près.
Ce qui a déclenché
l’arrestation de Mikhaïl Khodorkovski c’est la nouvelle que, d’un autre côté,
il négociait la vente de quarante pour cent de la nouvelle entité à une société
américaine, soit « Chevron », soit « Exxon Mobil ». Cela
aurait mis le secteur pétrolier russe sous le contrôle d’intérêts américains,
au moment où le Kremlin cherchait à reprendre le contrôle des secteurs de
l’énergie et des matières premières sur lequel il a construit une partie
importante de la reprise économique du pays.
Cette opération était
donc inacceptable et devait être arrêtée. Mais comment présenter la réaction
des autorités russes sans risquer de dégrader sérieusement des relations
Américano-Russes qui, déjà, n’étaient pas au beau fixe ? Cette vente
prévue ne pouvait pas être utilisée comme prétexte. C’est pourquoi Mikhaïl
Khodorkovski a été poursuivi pour des délits financiers et fiscaux. C’est ce
qui a fait dire à un journaliste américain que Mikhaïl Khodorkovski était
l’équivalent russe d’Al Capone[1].
Une fois Mikhaïl
Khodorkovski et « Yukos » jugés et condamnés, la société étant dans
l’impossibilité financière de payer les arriérés d’impôts et les amendes, a été
renationalisée, rendant impossible toute session à des intérêts étrangers à la
Russie. D’autre part, Boris Abramovich a cédé, deux ans après, la totalité de
Sibneft, à Gazprom pour la somme de 13,1 milliards de dollars.
Voilà pour l’exposé des
faits. Mais cela laisse une question importante en suspens : pourquoi
Mikhaïl Khodorkovski a-t-il ainsi bravé le gouvernement russe ? J’ai déjà
eu l’occasion de dire ce que je pense des capacités intellectuelles de l’homme.
Il n’est donc, à mon avis, pas possible qu’il n’ai pas vu le danger qu’il courait
en poursuivant ses plans, tant dans le domaine politique que dans celui des
affaires. Il ne pouvait pas ne pas évaluer les risques.
Je rappellerai à ce
propos qu’il avait reçu un « coup de semonce » au cours de l’été
2003 : son numéro deux, Platon Lebedev avait été emprisonné, alors que
lui-même se trouvait aux Etats-Unis. Il aurait pu décider d’y rester, mais il
ne l’a pas fait. Pourquoi ?
Je pense qu’il a reçu des
garanties que ses « amis » américains ne le « laisseraient pas
tomber ». Des « amis » aux rangs desquels se trouvaient tout de
même Georges Bush Sr., ou James Baker et les membres Conseil Consultatif du
« Carlyle Group ». Lorsqu’il venait à Washington, il était souvent
reçu par le vice-président, parfois même par le président. Il avait donc des
raisons de se croire protégé. Il avait sans doute mené trop longtemps la vie de
plus riche entrepreneur de Russie, membre du cercle des dirigeants économiques
choyés par les médias néo libéraux, des personnes qui représentent la fine
fleur du système libéral, de ceux auxquels on ne touche pas en Occident,
protégés qu’ils sont par une présomption d’innocence d’airain.
Ses amis américains ont
vraisemblablement d’autant plus cherché à le rassurer qu’ils avaient besoin de
lui en Russie. Mikhaïl Khodorkovski était une des pièces maitresses de leur jeu
contre la Russie de Vladimir Poutine. Ils avaient perdu leur
« reine » en la personne de Boris Eltsine, ils ne pouvaient pas
laisser partir un « fou ». Et puis, au cas où les encouragements ne
fonctionneraient pas, il y avait aussi la pression financière. Mikhaïl
Khodorkovski comme ses collègues oligarques russes avait déposé d’énormes
sommes d’argent à l’étranger, hors de portée de l’état russe, ce qui les
mettait tout à fait à la portée des autorités américaines. Quel a été le dosage
d’encouragements et de pressions, je n’en ai pas idée, mais le mélange à
manifestement fonctionné.
Il est donc rentré en
Russie pour poursuivre l’opération qui avait une importance inimaginable pour
les Américains, une opération qui aurait mis le pays à leur merci. On pouvait
bien, au besoin, « sacrifier » un « fou » pour un tel
enjeu. On pouvait sacrifier un « fou » mais pas ruiner complètement
les relations entre les deux pays, d’autant que d’autres opérations étaient en
préparation. Donc, quand Mikhaïl Khodorkovski a été arrêté, il a eu droit, en
Occident, à des déclarations outragées, à une très longue campagne de presse
orchestrée dans les médias occidentaux[2],
mais guère plus. A peine plus que ce dont ont bénéficié les « Pussy
Riot » quelques années plus tard. En effet, les « amis »
américains de Mikhaïl Khodorkovski ne sont pas des « amis » au sens
russe du terme. Les Etats-Unis n’ont pas d’amis, ils ont des vassaux et la
réaction en cas de problème pour un de leurs vassaux n’est pas à la mesure de
sa valeur propre, mais à la mesure du tort que l’opération de soutien peut
causer à Vladimir Poutine.
Mikhaïl Khodorkovski est
donc resté en prison et, après dix ans d’incarcération, il a été gracié par
Vladimir Poutine, officiellement en raison du mauvais état de santé de sa mère.
Il a immédiatement quitté la Russie pour l’Allemagne dans un premier temps,
puis la Suisse. De ses premières déclarations, je retiendrai deux points qui me
semblent les plus importants. Le premier concerne Alexei Pitchouguine, le
directeur du service de sécurité de « Yukos » condamné à perpétuité pour
le meurtre du maire de Nefteyugansk, Vladimir Petukhov. Mikhaïl Khodorkovski
lui fait savoir, par voie de presse qu’il ne l’oublierait pas. Le second est
l’engagement de ne plus s’occuper de politique en Russie.
Dans le premier cas, le
but de Mikhaïl Khodorkovski est clair, Alexei Pitchouguine sait beaucoup de
choses qu’il a, jusqu’alors, gardées pour lui et, après la libération de son
patron, les autorités vont faire pression sur lui pour qu’il dise ce qu’il
sait. On lui dit donc, « ne t’inquiète pas, on s’occupe de ton cas et
continue à te taire ».
En ce qui concerne
l’engagement de ne plus faire de politique, je pense qu’à ce moment là, Mikhaïl
Khodorkovski est sincère. Après dix ans, l’homme qui sort de prison n’est plus
celui qui y est entré. Un autre russe, Edouard Limonov, écrivain, dissident
politique et créateur du parti « National Bolchévique », un habitué des prisons à qui Emmanuel Carrère
a consacré un livre, a bien décrit ce qui se passe dans la tête d’un
intellectuel prisonnier en longue peine. Pendant les deux premières années ont
pense à ce qui nous a conduit là, aux erreurs, aux trahisons et on rêve de
vengeance. Après deux ou trois ans on commence à réfléchir à soi-même au sens
de sa vie et on fait un profond travail sur soi-même, un travail duquel on ne
ressort pas le même.
Pour moi, le nouveau
Mikhaïl Khodorkovski avait laissé l’ancien Mikhaïl Khodorkovski derrière lui,
dans la prison. Mais l’homme représentait toujours une pièce importante dans le
jeu de ses « anciens/nouveaux amis ». La simple mention de son nom
garantissait un retentissement international, dans les médias aux ordres, à
toute opération à laquelle il serait lié. Pas question de le laisser prendre
une « retraite mal méritée ». Le « New York Times »
expliquera que son engagement de ne plus faire de politique ne couvrait que la
période correspondant à la fin de sa peine et que, par conséquent, après cette
date, il était libre de faire ce qu’il voulait. Libre me semble un mot mal
choisi en l’occurrence.
Il a donc relancé son
mouvement « Open Russia » créé en 2001 et mis en sommeil quelques
années plus tard, puis fait un certain nombre de déclarations contenant les
attaques habituelles contre la Russie et Vladimir Poutine, mais qui, dans sa
bouche donnent l’impression d’avoir plus de poids. Il a annoncé son intention
de demander l’asile politique en Grande Bretagne et de « soutenir des
candidats libéraux aux prochaines élections législatives russes ». Il a,
par exemple, déclaré à la BBC : « Je suis considéré comme une menace par
le président Poutine, économiquement en raison de possibles saisies d'avoirs
russes à l'étranger, et politiquement car il se peut que j'aide des candidats
démocratiques aux prochaines élections (législatives) de 2016». Plus qu’une
vraie menace, il n’est qu’un « outil » supplémentaire dans la boîte
des Etats-Unis qui continuent à rêver à un changement de régime en Russie.
Alors pourquoi ce mandat
d’arrêt émis par la justice russe « pour
organisation de meurtre et tentative de meurtre sur deux personnes et
plus » et annoncé le 11 décembre
dernier ? En réponse, Mikhaïl Khodorkovski a appelé le même jour à une « révolution »
en Russie, dénonçant un « coup d’Etat » du président Poutine
dont il juge le pouvoir « illégitime »[3].
A mon avis pour deux raisons. La première est que Alexei Pitchouguine condamné à la prison à vie a
parlé et donné des indications importantes sur le rôle de Mikhaïl Khodorkovski
dans un certain nombre d’assassinats perpétrés par le service de sécurité de
« Yukos », dans l’espoir d’une remise de peine. La seconde est l’utilisation
de ces renseignements dans le but de « dévaloriser » la personne de
Mikhaïl Khodorkovski aux yeux du public et de ses défenseurs en Occident. Ce
n’est certainement pas dans l’espoir de voir la Grande Bretagne extrader
l’homme vers la Russie !
Doit-on voir un lien
entre cette affaire et le jugement extrêmement étrange rendu par un juge
anglais dans l’affaire du meurtre d’Alexandre Litvinenko ? J’essaierai de
répondre à cette question dans mon prochain article.
[1] La police américaine ne pouvant prouver tous les meurtres
dont elle le soupçonnait à fini par le faire condamner pour fraude fiscale. Ce
n’est pas, comme le prétend un journaliste français « mal informé »,
Vladimir Poutine qui a fait la comparaison…
[2] Pour « Le Nouvel Observateur » du 24 octobre
2012, « Khodorkovski fait
aujourd’hui, depuis sa prison, l’effet d’un moine combattant, dont le calme
apparent sonne comme une forme de résistance ultime au système, mais aussi
comme le signe probable d’une ambition politique ». (à propos du documentaire du réalisateur
allemand Cyril Tuschi sur « l’Affaire Khodorkovski »).
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