Ceux qui me lisent depuis
longtemps savent que je me garde habituellement de tout sensationnalisme ou
catastrophisme. Mais de plus en plus d’événements et de déclarations d’hommes
politiques de différents pays pointent vers ce danger majeur. Ce qui rend les
choses graves, à mon avis, c’est que, du côté américain, les voix les plus
agressives sont celles qui ont le meilleur accès aux médias de masse.
Nous avons passé il y a
quelques années déjà, un cap important : les nouveaux dirigeants des
principaux pays de ce qu’il est convenu d’appeler « l’Occident »
n’ont pas connu la deuxième guerre mondiale, ils ne savent pas au plus profond
d’eux-mêmes, comme le savaient leurs prédécesseurs, les ravages d’une guerre.
Ils n’ont pas connu l’accumulation des morts, des morts le plus souvent pour
rien, simplement pour aboutir à un accord que l’on aurait pu atteindre en faisant
l’économie de cette guerre. Les morts n’ont servi, le plus souvent, qu’à faire
accepter ce qui semblait inacceptable avant le déclenchement de la guerre. Ceux
qui n’ont pas connu la guerre ne savent pas. Ils ont bien une connaissance
« intellectuelle » du drame que constitue une guerre, pour ceux, au
moins, qui ont des connaissances historiques, ce qui n’est malheureusement pas
le cas de tous. Mais seule une connaissance « émotionnelle » peut
empêcher des dirigeants de commettre l’irréparable.
Aux Etats-Unis la
majorité des dirigeants actuels n’ont connu que des guerres lointaines
auxquelles ils n’ont pas participé, mais ils font preuve d’une incapacité quasi
pathologique à prendre le passé en compte dans leurs raisonnements. C’est
pourquoi ils sont capables de commettre les mêmes erreurs, poursuivre les mêmes
politiques qui n’ont pas fonctionné dans l’espoir vain que « plus de
tout » finira par donner les résultats escomptés.
L’armée américaine
présente un peu partout dans le monde n’a pas gagné une seule guerre depuis la
fin de la seconde guerre mondiale. Elle a cependant réussit à semer le chaos
dans un grand nombre de régions, en particulier au Moyen Orient. Cela n’empêche
pas Barak Obama de proclamer, comme, d’ailleurs, son prédécesseur que les Etats-Unis
sont le « pays élu » qui doit veiller sur l’ordre du monde et que
l’armée américaine est « la meilleure force de combat que le monde ait
connu » (« The
finest fighting force in the history of the world »). Que des citoyens américains aient ce genre de pensées me semble
parfaitement normal. Mais que ceux qui sont supposés diriger un pays qui est un
de ceux dont dépend le futur, voir l’existence même du monde a quelque chose
d’effrayant.
C’est d’autant plus
effrayant que bon nombre de politiques américains n’ont pas abandonné leur rêve
de changement de régime en Russie. Les résultats obtenus dans d’autres pays[1],
bien plus petits, bien moins importants, bien moins armés ne les font
apparemment pas réfléchir. Ils poursuivent donc leur politique agressive, la
diabolisation du président russe, l’extension de l’Otan toujours plus près des
frontières russes, les sanctions économiques qui ne font souffrir que les
Européens, les provocations en Ukraine après la Géorgie et maintenant en Syrie
avec l’aide d’un président turc qu’ils croient manipuler mais qui ne joue que
son propre jeu.
Au mois de janvier
dernier, on a pu croire à la possibilité d’une coopération dans la lutte contre
l’Etat Islamique. Les espoirs ont été vite déçus et il y a quelques jours, le
secrétaire d’état Ashton Carter a déclaré que la Russie était l’ennemi
principal des Etats-Unis, avant la Chine, avant le Corée du Nord, avant l’Etat
Islamique !
Deux des plus grands
hommes d’état américains, d’après Stephen Cohen, se sont élevés contre cette
politique. Tout d’abord Henri Kissinger qui était à Moscou la semaine dernière.
Kissinger connaît bien Vladimir Poutine, il l’a rencontré pour la première fois
au début des années 90 quand Vladimir Poutine travaillait à la mairie de
Saint-Pétersbourg avec le maire de l’époque Anatoly Sobtchak et ils ont
continué à se rencontre tous les ans. Le second de ces vrais homme d’état au
sens que Winston Churchill donnait aussi à ce terme, William Perry, ancien
secrétaire d’état à la défense de William Clinton déclarait récemment : « Le
danger d’une catastrophe nucléaire est aujourd’hui, à mon avis, plus grand
qu’il ne l’a été pendant la Guerre Froide… et pourtant, notre politique ne
tient pas compte de ces dangers » (“The danger of a nuclear catastrophe today, in
my judgment, is greater than it was during the Cold War…and yet our policies
simply do not reflect those dangers,” said Perry[2],
who is a faculty member at Stanford’s Center for International Security and
Cooperation).
Pour Stephen Cohen qui
s’exprimait ainsi dans l’émission de John Bachelor[3]
reprise par le magazine américain « The Nation » (« The John
Bachelor show »), les hommes politiques américains ne sont pas à la
hauteur de la situation. Les provocations vis à vis de la Russie se poursuivent,
montrant qu’à Washington, un certain nombre de politiciens n’ont pas abandonné
leur rêve de changement de régime en Russie.
Ainsi, le président
ukrainien déclarait récemment qu’il avait décidé de ne pas appliquer les
accords de Minsk, pourtant garantis par l’Allemagne et la France, à côté de la
Russie, sans déclencher de réaction ni du côté européen, ni du côté américain.
De leur côté, les Etats-Unis annonçaient leur intention de quadrupler les
dépenses militaires de l’Otan en Europe. C’est la première fois qu’autant de
forces de l’Otan se massent à la frontière russe. La Russie répond en
déplaçant ses forces nucléaires vers
l’ouest du pays. Elle organise également des manœuvres de grande ampleur dans
le sud ouest du pays et un responsable militaire russe annonce qu’il s’agit
aussi d’un signal en direction de la Turquie !
Car c’est du côté de la
Syrie que vient le réel danger aujourd’hui. Les Etats-Unis ont abandonné le
dossier ukrainien à l’Union Européenne qui, elle, a autre chose à faire qu’à
s’occuper de ce dossier pourtant si important pour l’avenir de l’Union
Européenne et de ses relations avec la Russie.
En Syrie, deux acteurs
commencent à s’agiter dangereusement, la Turquie et l’Arabie Saoudite. Les deux
ont mentionné la possibilité d’une intervention militaire sur le terrain et
c’est cette intervention qui pourrait déclencher l’irréparable. N’oublions pas
que la Russie a actuellement quelques vingt mille soldats sur le territoire
syrien. Que fera-t-elle pour les protéger en cas d’invasion par ces deux pays.
Seule les Etats-Unis ont le pouvoir d’empêcher leurs deux alliés de mettre ces
projets à exécution. Mais ce pouvoir est-il encore réel ? Du côté turc, Recep
Tayyip Erdogan semble prêt à tout pour défier la Russie comme il l’a montré en
faisant abattre le bombardier russe au dessus de la Syrie. Il se croit protégé
par son appartenance à l’Otan. Cette protection a des limites, mais en est-il
conscient ? Le lui a-t-on expliqué ? L’article 5 du traité de
l’Atlantique Nord prévoit qu’en « cas d’attaque d’un des pays membres, les
autres pays prendront les mesures qu’ils jugeront nécessaires, y compris (mais
donc pas nécessairement) l’usage de la force armée pour rétablir et maintenir
la sécurité de la zone de l’Atlantique Nord[4] ».
On connaît la réticence des Etats-Unis à signer des accords qui les entraineraient
de façon automatique dans des actions extérieures.
Peut-on faire confiance
au dirigeant turc dont les accès de mégalomanie et le mépris des lois de son
propre pays est notoire.
La partie saoudienne
n’est guère plus rassurante. L’inexpérience et l’agressivité du Prince Mohammad
bin Salman, fils du roi Salman et ministre de la défense du royaume ne porte
pas à l’optimisme. On en revient donc à Barak Obama et à l’évaluation de sa
capacité à retenir les dirigeants des deux pays.
Dans un article paru sur
son site, le journaliste d’investigation américain Robert Parry[5]
ne semble pas convaincu que le président américain ait la volonté de s’opposer
à l’Arabie Saoudite et à la Turquie. Et il semblerait qu’il ne soit pas le seul
dans son cas. D’autres personnes doutent de la volonté d’Obama et c’est
pourquoi certaines des sources de Robert Parry lui donnent des informations
classées. Ainsi, Parry peut-il écrire : « Une source proche du
président Vladimir Poutine m’a dit que la Russie avait prévenu Erdogan qu’elle
était prête, en cas de besoin, à utiliser des armes nucléaires tactiques pour
protéger ses troupes face à une attaque turque ou saoudienne». (« A source close to Russian President Vladimir Putin told me that the
Russians have warned Turkish President Recep Tayyip Erdogan that Moscow is
prepared to use tactical nuclear weapons if necessary to save their troops in
the face of a Turkish-Saudi onslaught.”). Jusqu’à présent, et cela fait de
nombreuses années que je lis les articles de Robert Parry, il n’a jamais
mentionné de sources « proches de Vladimir Poutine ». En revanche, il
mentionne souvent des sources internes aux services de sécurité américains. Je
pense donc que l’information lui a été fournie par une de ces sources qui lui a
parlé afin que la nouvelle soit rendue publique pour faire pression sur Barak
Obama. Quant aux services américains, ils tiennent certainement la nouvelle de
la Russie elle-même qui aura prévenu les Etats-Unis et l’Otan de ses intentions
comme elle le fait régulièrement.
Ce qui amène Robert Parry
à poser la question suivante : « Allons-nous risquer une guerre
nucléaire pour AlQaïda ? » Barak Obama a cherché et cherche à calmer
son dangereux allié Erdogan, mais il ne semble pas, pour l’instant au moins,
décidé à interdire directement toute intervention au sol en Syrie. Le dilemme,
pour lui, est que des alliés traditionnels des Etats-Unis comme la Turquie,
l’Arabie Saoudite ou le Qatar sont les principaux soutiens et
« banquiers » de divers groupes terroristes sunnites comme le Front
Al Nusra, un allié d’Al Qaïda et dans une moindre mesure, de l’Etat Islamique.
Cette situation ne date
évidemment pas d’hier et comme le mentionne Robert Parry dans son article, un
rapport de la DIA (Defense Intelligence Agency) daté d’août 2012 faisait état du danger que
représentait la montée en puissance d’Al Qaïda et d’autres groupes djihadistes
sunnites en Syrie qui pourrait amener la création d’un « état
islamique » dont les membres pourraient ensuite retourner en Irak d’où la
plupart d’entre eux venait. Malgré tout, les Etats-Unis ont continué à soutenir
ces mouvements prétendant qu’il s’agissait d’une « opposition
modérée », opposition qui présentait, pour les mouvement plus violent, la
possibilité de recevoir des approvisionnements en armes et munitions
américaines.
Aux Etats-Unis mêmes,
Barak Obama est soumis à une intense pression du parti de la guerre dont le
porte parole, le quotidien « The Washington Post » déplore l’action
« sauvage » de la Russie en Syrie[6],
contre l’opposition modérée, dans laquelle l’éditorialiste semble ranger le
Front Al Nusra !
Robert Parry va jusqu’à
envisager, dans la conclusion de son article la possibilité que les Etats-Unis
fassent cause commune avec la Turquie et l’Arabie Saoudite dans l’invasion de
la Syrie. Non pas officiellement, bien sûr. Il pense que l’opération pourrait
être présentée comme une sorte de « mission humanitaire ».
Pourtant, la Russie l’a
dit clairement, « toute intervention au sol sans l’aval officiel de Damas
sera considéré comme une déclaration de guerre ». Evidemment s’il juge la
détermination russe à l’aune de sa propre détermination, ce qui serait logique,
Obama peut penser que la Russie a tracé là une « ligne rouge »
qu’elle ne défendra pas, comme lui même l’avait fait avec l’utilisation d’armes
chimiques. Mais le président russe n’est pas de la même trempe. Il prévient
sans vraiment menacer et agit ensuite suivant ce qu’il avait annoncé. C’est
vrai qu’il est peut-être le seul à se comporter de la sorte aujourd’hui, mais
il faudrait tout de même y réfléchir, les enjeux n’ont jamais été aussi
élevés !
La Russie n’a fait que
deux déclarations à propos d’une éventuelle invasion : la première
« si des troupes d’une quelconque nation entrent en Syrie sans la
permission de Damas, ce sera considéré comme une déclaration de guerre »
et la deuxième, « les Américains, le président américain et nos
partenaires arabes doivent se demander s’ils souhaitent une guerre
permanente ».
Certains états arabes se
comportent encore comme s’ils se disaient « les Russes n’oseront
pas ». Après ce qui s’est passé en Lybie, je ne parierais pas grand chose
là dessus !
Le dernier attentat qui a
tué au moins vingt huit personnes à Ankara n’a certainement pas arrangé la
situation. Les autorité turques ont accusé les Kurdes. Erdogan est resté plus
vague, selon un article du Wall Street Journal, il aurait déclaré :
« Ceux qui pensent pouvoir détourner notre pays de ses objectifs en
utilisant le terrorisme vont voir qu’ils ont échoué ». A qui pense-t-il en
disant cela, les Kurdes, l’Iran, la Russie ?
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